Article
paru dans la Revue parlementaire canadienne (été 2001)





 

Libre-échange des Amériques
et le rôle des parlementaires

 

par Roger Bertrand, membre de l’Assemblée nationale

Roger Bertrand est député à l’Assemblée nationale du Québec pour la circonscription de Portneuf. Il est président de la Commission des institutions.

En décembre 2000, la Commission des institutions de l’Assemblée nationale a déposé un rapport intitulé Le Québec et la Zone de libre-échange des Amériques : effets politiques et socioéconomiques. On y recommandait entre autres que tout accord de libre-échange entre les nations de l’hémisphère occidental prévoit une représentation parlementaire. L’article suivant résume les points saillants de ce rapport. Cette article est une version révisée de sa communication devant le Comité permanent des affaires étrangères et du commerce international à Ottawa le 5 avril 2001. Le lecteur voudra bien prendre en compte qu’il s’agit d’une présentation orale faite à partir de notes.

 

J’aimerais tout d’abord vous présenter la Commission des institutions de l’Assemblée nationale. Il s’agit d’une des dix commissions permanentes. Elle est formée de douze députés de toutes tendances au sein de l’assemblée. Elle a compétence en matière de justice, de sécurité publique, de relations internationales, de Constitution, du ministère du Conseil exécutif, (ce qui inclut le Bureau du Premier ministre, les affaires intergouvernementales canadiennes, les relations avec les autochtones et le dossier jeunesse) ainsi que ce qui a trait à l’application des lois professionnelles, le Directeur général des élections et le Protecteur du citoyen. Comme toute les commissions parlementaires québécoises, elle dispose d’un pouvoir d’initiative, c’est-à-dire qu’elle peut, à la majorité des membres de chaque groupe parlementaire initier une étude ou un mandat sur des sujets qu’elle juge importants dans le cadre de ses compétences. C’est ainsi que les membres de la Commission des institutions ont convenu unanimement de l’urgence et de la nécessité d’examiner cette question. J’insiste pour vous dire que tout le travail réalisé dans ce mandat l’a été dans un cadre non partisan. Le rapport de la Commission est un rapport unanime, et je crois que ça ceci constitue une assise importante quant à la portée de ce rapport et à la solidité de ses recommandations.

Nous avons entamé cette étude en juin 2000, en lançant une vaste consultation publique. Pour le bénéfice des membres de ce comité permanent, je dirai que nous avons innové en faisant un appel de mémoires publics de la façon traditionnelle, c’est-à-dire par avis dans les journaux, etc., mais également en permettant à nos concitoyens de faire valoir leur point de vue et leurs opinions par le biais de l’outil Internet. Alors, ça me semble important du point de vue démocratique d’utiliser et de saisir cette occasion de rejoindre encore davantage de personnes. Bien souvent, ce sont des citoyens qui ne sont pas nécessairement représentés au sein de grandes organisations.

À la suite de cette invitation, nous avons reçu 41 mémoires, recueilli 25 opinions par le biais d’Internet et rencontré 36 organismes ou personnes. Le rapport a été déposé en décembre, ce qui constitue, aux yeux de la commission, une première étape seulement.

Nous sommes d’avis que chacune des commissions permanentes de l’Assemblée, dans son propre champ de compétence, devrait examiner l’impact de ce projet de Zone de libre-échange des Amériques et également du projet d’intégration hémisphérique. Un exemple évident de ça, c’est le domaine de la culture. Je pense qu’en ce qui a trait au Québec notamment, c’est particulièrement important. Ça l’est aussi pour bien d’autres également. Ça l’est ici, au niveau pan canadien.

Je rappelle que le projet d’intégration hémisphérique comporte quatre grands volets: premièrement, la protection et le renforcement de la démocratie; deuxièmement, l’intégration économique et le libre-échange; troisièmement, la lutte à la pauvreté et à la discrimination; quatrièmement, le développement durable et l’environnement.

Il s’agit donc, on le saisit bien, d’un vaste projet d’ensemble qui nous interpelle non seulement sur le plan économique et financier, mais également sur le plan politique, sur le plan social et sur le plan démocratique.

Il faut reconnaître, cependant, que dans ce vaste projet d’intégration hémisphérique, le seul projet qui semble avancer selon ce qui avait été à peu près prévu, c’est la composante de la Zone de libre-échange des Amériques. C’est un des volets seulement, mais, manifestement, c’est le dossier le plus avancé, et je pense pouvoir affirmer que les membres de la commission étaient inquiets de voir les trois autres grands volets de ce grand projet-là traîner de la patte.

Il s’agit, on le sait, d’un projet ambitieux. On se rappelle les principales données en ce qui a trait à la Zone de libre-échange des Amériques: un accord qui doit être conclu dès 2003 et dont la mise en œuvre serait complétée dès 2005; 800 millions de consommateurs; 10 000 milliards de dollars de PIB annuellement; un seul grand marché; une variété incomparable d’économies et de peuples qui sont interpellés. Donc, on ne peut faire autrement qu’examiner de très près, comme parlementaires, de tels projets sous l’angle de la démocratie, de l’économie, de l’environnement, des politiques sociales, de la culture et bien d’autres encore.

Après cette introduction j’arriverai directement à nos conclusions et à nos recommandations. Le premier grand constat, c’est le déficit important de transparence qui colore l’ensemble du processus. Évidemment, ce n’est plus nouveau aujourd’hui, car tout le monde en parle depuis maintenant quelque temps. Tous les intervenants qui sont venus témoigner devant la commission ont souligné une nette absence d’information et ce, malgré les engagements qui avaient été pris par les chefs d’État à l’origine du processus.

Il s’agit donc d’une critique quasi unanime. Bien sûr, une telle situation a pour effet d’alimenter les pires craintes, toute espèce de spéculation, notamment, par exemple, sur l’avenir des services publics, sur le traitement de l’eau également. Le dossier de l’eau, dans un tel environnement, est aussi une question d’actualité. La commission déplore cette situation. Elle estime que nous devrions prendre des mesures pour rendre ce processus beaucoup plus transparent qu’il ne l’est actuellement et aussi—question de clarifier les enjeux—procéder à une évaluation en profondeur des enseignements que nous livrent ces grands ensembles du libre-échange dans lesquels nous évoluons depuis maintenant plusieurs années, au moins une décennie. Pourquoi n’entreprenons-nous pas, malgré la complexité de la chose, une étude exhaustive des avantages et des inconvénients, des plus et des moins, de l’ALENA et de l’ALE? On impute souvent—et peut-être un peu trop rapidement—à l’ALENA, par exemple, l’Accord de libre-échange nord-américain, la période de prospérité que nous connaissons depuis maintenant plusieurs années et l’enrichissement qu’on a pu observer au sein des ensembles participants. Mais dans quelle mesure les bénéfices qu’on observe actuellement sont-ils imputables à un projet comme l’ALENA? C’est peut-être imputable à l’ALENA à 90 p. 100. Ça l’est peut-être à 10 p. 100. Personne aujourd’hui ne peut le démontrer.

Alors, nous posons la question suivante: avant d’entrer hardiment dans un ensemble économique encore plus large, pouvons-nous raisonnablement faire l’économie d’une étude en profondeur des résultats de ce que nous vivons depuis maintenant dix ans? Alors, la commission, par voie de conséquence, fait la recommandation – on le verra un peu plus tard – de procéder à une analyse en profondeur et à une évaluation de cette question. Bien qu’elle reconnaisse qu’il y ait là des embûches et des difficultés, ces embûches et ces difficultés ne devraient pas nous empêcher de procéder à une telle analyse.

Le deuxième grand constat dont on parle aussi de plus en plus, c’est celui du déficit démocratique. Premièrement, la conséquence du premier constat que je viens de présenter, c’est que puisqu’on parle d’un manque de transparence, on conclut qu’il y a potentiellement un déficit démocratique, bien sûr. Mais aussi, malgré le peu d’implication directe de la société civile dans le processus de négociation proprement dit, rien n’empêche qu’on implique davantage, plus souvent et de façon plus constante les différents groupes de la société civile en termes de consultations, si vous voulez, et de suivi du processus qu’on ne l’a fait jusqu’à présent.

Il y a un déficit démocratique également à peu près total des parlementaires dans tout ce processus, et ceci à la fois en amont et en aval, c’est-à-dire autant avant que s’enclenchent des négociations que sur le résultat éventuel de telles négociations.

Je comprends que dans le cas de la Zone de libre-échange des Amériques, les négociations ne sont pas conclues et qu’on peut donc difficilement, comme parlementaires, se pencher sur un éventuel accord. Mais dans d’autres cas, par exemple celui de l’ALENA, l’implication des parlementaires a posteriori nous a semblé minimale.

Je reviens à cette question d’absence des parlementaires en amont. Je compare ça un peu à un processus de négociation de convention collective. Qu’est-ce qui se passe? Il y a une assemblée générale qui, en règle générale, mandate un exécutif pour aller négocier un certain nombre de choses. À la deuxième étape, les choses se négocient effectivement. Dans le processus proprement dit de négociation, on est peut-être moins loin du détail de la discussion, mais il y a quand même des informations qui sont constamment à la disposition des membres pour leur permettre de se faire une opinion sur la suite des choses. Il y a par la suite la ratification d’un projet d’accord ou d’un projet d’entente.

On peut comprendre que lorsqu’on est en période de négociation, tout ne peut pas être public. On n’a pas intérêt à ce que tout soit public. Autrement, ça négocierait peut-être mal. J’ai moins d’expérience parlementaire que certains d’entre vous autour de cette table, mais je comprends qu’il doit y avoir des mandats clairs au point de départ, des mandats sanctionnés par les parlements. Il doit y avoir, en cours de négociation, certainement beaucoup plus d’information qu’il n’y en a actuellement, et aux termes desdites négociations, il doit y avoir une ratification parlementaire des projets d’accord.

Donc, le deuxième problème, c’est le déficit démocratique, l’absence des parlementaires dans le processus. Et c’est particulièrement important dans le cas de parlementaires à l’intérieur d’une fédération, comme c’est le cas des parlementaires de l’Assemblée nationale du Québec. Imaginez que non seulement nous nous sommes tenus encore loin de ces différentes étapes à l’intérieur des étapes menant à la signature d’une entente, mais qu’en plus de ça, notre propre exécutif n’est pas à la table de négociation. Alors, il y a là une double difficulté.

Pourtant, comme législateurs, il y a un certain nombre de responsabilités que nous devons exercer dans nos champs de compétence et à l’égard desquels nous ne sommes absolument pas en mesure de rassurer de quelque façon que ce soit ceux et celles que nous avons le devoir de représenter quant à, finalement, l’acceptabilité de ce qui pourrait être convenu.

Nous avons d’autres réserves et je les passe en rafale parce que je ne veux vraiment pas prendre trop de temps. Il y a le partage de la richesse. Toutes les témoins entendus sont d’avis qu’une telle Zone de libre-échange des Amériques pourrait effectivement contribuer à créer plus de richesse pour l’ensemble des peuples concernés. Mais le problème majeur est au niveau de la répartition de cette richesse. Ceux qui ont observé de façon un peu plus fine que nous le résultat, par exemple, des zones dans lesquelles nous opérons déjà, se demandent si, finalement, on n’a pas enrichi davantage les plus riches alors que les classes les plus pauvres ne se seraient aucunement enrichies ou n’auraient aucunement profité de quelque façon de ces grands ensembles.

Il y a la question des clauses sociales également. Dans quelle mesure les ententes que nous pourrions signer, ou qu’on pourrait signer en notre nom, pourraient-elles remettre en question certains acquis, par exemple au niveau des conditions de travail et au niveau de l’environnement? Dans quelle mesure, selon ce qu’on signe, les normes sociales que nous nous sommes données pourraient-elles nécessiter une révision, possiblement à la baisse?

Une autre préoccupation, c’est celle de l’environnement. Il y a tout le processus de règlement des différends et son impact sur les législatures, impact que nous avons observé jusqu’à présent au niveau, par exemple, du chapitre 11. Cela peut obliger éventuellement un gouvernement et même un parlement à réviser une disposition législative conséquemment à un règlement ou à une décision d’un tribunal commercial au niveau international qui viendrait statuer que nous devrions, pour respecter les termes d’un accord, réviser une disposition qui aurait pu faire consensus au sein de notre collectivité.

Nous avons d’autres préoccupations sur la commercialisation de certains biens. Je mentionnais tout à l’heure le cas de l’eau et celui des services commerciaux.

J’ai essayé de rassembler sous cinq grands titres les recommandations de la commission que vous retrouverez dans le rapport qui est maintenant public.

Notre première grande conclusion ou grande recommandation, c’est qu’on doit informer et impliquer: qu’on informe la population en général, qu’on informe les parlementaires, qu’on informe tous ceux et celles qui peuvent être raisonnablement préoccupés ou concernés par les questions qui s’y discutent, et qu’on les implique également.

Deuxièmement, nous recommandons qu’on assume nos rôles. Ce message s’adresse beaucoup à nos collègues parlementaires des Amériques. Nous estimons que tous ensemble, nous n’avons pas joué notre rôle comme nous aurions pu le faire sur une telle question. Les parlements sont des lieux où les débats doivent se tenir. Ce sont des lieux privilégiés où les gens peuvent se faire entendre sur des questions aussi fondamentales. Or, nous avons observé, effectivement, que peu de parlements et peu de parlementaires s’étaient saisis de ces questions.

Peu de parlements avaient entendu différents groupes de citoyens sur les enjeux de ce projet. Or, si nos commettants ne peuvent pas se faire entendre auprès de leurs élus sur ces questions-là, qu’est-ce qui va se passer? Ils vont se regrouper dans la rue. C’est là qu’ils vont s’exprimer à défaut de pouvoir se faire entendre auprès des parlementaires.

Je résume notre troisième grand ordre de recommandation en disant: qu’on se respecte là-dedans. Qu’on respecte quoi? Qu’on respecte nos compétences. En ce qui nous concerne, qu’on respecte nos compétences comme parlementaires d’un parlement à l’intérieur d’une fédération, et qu’on respecte nos valeurs. Nous avons, au Québec – et c’est probablement vrai dans d’autres provinces canadiennes – une façon différente de faire les choses. Nous avons des outils sur le plan économique, par exemple, qu’on ne retrouve pas dans d’autres provinces, dont l’Ontario, et c’est correct comme ça. Nous avons fait le choix aussi, au niveau pancanadien, d’un régime de santé largement public quant à son financement et quant à son fonctionnement. Est-ce que l’accord va venir remettre en cause ces choix que nous avons faits démocratiquement au sein de notre collectivité? Le troisième ordre de recommandation, c’est qu’on respecte les compétences et qu’on se respecte au niveau de nos valeurs, de nos choix sociaux.

La quatrième grande recommandation, c’est qu’on travaille l’ensemble des volets. Actuellement, comme je l’ai mentionné, un seul des volets progresse vraiment, celui de la Zone de libre-échange des Amériques comme telle. Quant aux trois autres volets, je pense qu’on traîne de la patte.

Enfin, il y a un ensemble de recommandations qui s’adressent davantage à notre exécutif, au gouvernement du Québec, afin que le Québec se prépare à entrer dans ce nouvel ensemble.