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Internet, parlement, parlementaires et démocratie

 

 

 

Conférence prononcée à l’occasion du second programme international

de la State Legislative Leaders Foundation (SLLF)/Europe

par

Roger Bertrand

Député et ex-Président de l’Assemblée nationale du Québec

Président de la Commission des Institutions

 

 

 

 

Ljubljana, République de Slovénie

7-10 septembre 2000

 

 

 

 

 

 

Introduction

L’an dernier, pas moins d'une centaine de parlements à travers le monde disposait déjà d'un site sur la toile Internet, autrement dit, sur le World Wide Web. Ces organisations, en empruntant l'autoroute de l'information mondiale, poursuivaient des objectifs tels l'amélioration de leur visibilité et de leur accessibilité, le développement de la transparence du processus politique, le progrès de la démocratie ou l’augmentation de la confiance des citoyens envers les institutions.

L'Assemblée nationale du Québec est déjà reliée à l’autoroute électronique depuis cinq ans. Lors de sa création, le site www.assnat.qc.ca, d'abord appelé "vitrine", offrait un contenu somme toute assez sommaire. Le site donnait accès seulement à quelques textes sur le fonctionnement de l’institution parlementaire, aux biographies des députés, de même qu’il permettait l’envoi de messages au président de l’Assemblée. Comme les sites des parlements d’Europe, celui de l'Assemblée nationale était orienté, au cours de la première phase de son implantation, sur la diffusion de l’information auprès du citoyen. Puis, il évolua vers un véritable site parlementaire. En effet, peu à peu y furent ensuite ajoutés au site: le Feuilleton et préavis (autrement dit, l'ordre du jour du Parlement), le Journal des débats, le Procès-verbal, les projets de loi, l'horaire des commissions parlementaires, et, en février 2000, un programme de "visite virtuelle" de l’Assemblée nationale.

La période actuelle et les développements possibles

La période actuelle peut être décrite comme celle de la "communication interactive" ou plus précisément, du développement d'initiatives qui facilitent le dialogue entre les députés et les citoyens. À l'instar de la situation existant dans les parlements européens, cette phase constitue la deuxième de l’implantation du site parlementaire. "L'interactivité" est appelée à prendre une place de plus en plus importante, tant dans le déroulement des travaux parlementaires que dans le processus décisionnel. En l’an 2000, un défi réside dans le développement d’une base de données parlementaires et l’insertion dans celle-ci des documents produits par l’Assemblée. Une telle base permet le recoupement de l’information brute contenue dans les documents parlementaires originaux. Les possibilités de recoupement d’informations sont infinies et génèrent des données qui n’existeraient pas autrement.

Le citoyen qui consultera celle-ci n’aura plus à se familiariser avec le contenu des divers documents. Il cherchera l’information à l’aide de mots clés et d'une interface donnant accès aux données disponibles. Le citoyen pourra donc, en général, trouver beaucoup plus rapidement ce qu’il désire. Un exemple de base de données déjà accessible à l'Assemblée nationale est l’Index du Journal des débats. Cet Index n’existe pas en tant que tel sur le site. L’internaute qui cherche un extrait du Journal des débats transmet donc une requête à la base de données intégrée au site et le résultat de la requête s'affiche à l’écran.

Plusieurs autres développements du service parlementaire Internet au profit du citoyen peuvent être envisagés.

Ainsi, la diffusion des débats se fera prochainement par le mode numérique. On pourra ensuite diffuser sur Internet l'image et le son des débats parlementaires, comme en France, en Finlande et en Nouvelle-Zélande.

Une autre innovation est reliée aux consultations publiques que tient le Parlement. Ce changement porte sur le troisième niveau de l'utilisation des nouvelles technologies en milieu parlementaire, le niveau de la production interactive, visant à " mieux légiférer ". Chaque année, les commissions parlementaires de l'Assemblée nationale tiennent plusieurs consultations publiques "générales", au cours desquelles la population et les groupes rendent témoignage, ou se prononcent par l'envoi d'un mémoire. L'Assemblée nationale pourrait adopter dans un avenir prochain la pratique d'inviter la population à se prononcer sur un projet de loi, sur un document de consultation, ou sur un sujet étudié dans le cadre d'un mandat d'initiative, par l'entremise d'Internet.

Le Québec pourra s’inspirer notamment de l’Assemblée nationale de France. En effet, cette assemblée organise déjà des "forums thématiques" sur des sujets tels que la "simplification administrative", les nouvelles technologies, les organismes génétiquement modifiés (les OGM), le Parlement mondial des enfants, etc. Par ces forums, l’Assemblée française donne la parole aux citoyens, prend en compte leurs préoccupations quotidiennes et espère ainsi contribuer à l’enracinement de la démocratie. L’autre assemblée de France, le Sénat, a également créé un site qui diffuse la loi " en train de se faire ", qui assure la publicité des travaux parlementaires, permet une plus grande transparence des débats et donne la possibilité au citoyen de prendre contact avec l'élu.

À l'Assemblée nationale du Québec une première expérience de consultation virtuelle est devenue réalité en l’an 2000. En effet, la Commission des institutions, que j’ai l’honneur de présider, a lancé le 21 juin dernier une consultation générale sur les répercussions du projet de Zone de libre-échange des Amériques (la ZELA). Ce projet vise à instaurer une vaste zone de libre-échange des biens, des services et des capitaux, une zone regroupant trente-quatre pays des deux Amériques. Un document de consultation publique et un formulaire électronique sont actuellement disponibles sur le site de notre Assemblée à l’adresse suivante : http://www.assnat.qc.ca/fra/publications/consultation/index.html. La Commission des institutions entend non seulement prendre en compte les opinions qui lui seront transmises par Internet, mais elle pourrait également inviter ces citoyens ou organismes aux auditions publiques pour y présenter leur opinion.

Une possibilité de même nature pourrait être envisagée pour les consultations publiques "particulières", par lesquelles une commission sollicite l'opinion de personnes ou d'organismes qui ont une connaissance particulière du domaine qu'elle examine. Les mémoires déposés, tout comme d'éventuelles répliques, pourraient être diffusés par la voie du site parlementaire. Enfin, nous pourrions voir un jour certains membres de l'Assemblée nationale organiser des forums de consultation à l'échelle de leur circonscription, ce qui pourrait contribuer à renforcer leur rôle de leader régional.

Une autre nouveauté associera peut-être un jour la télématique au dépôt de pétitions. Le droit fondamental de pétitionner le Parlement en vue d'obtenir le redressement de torts repose sur des précédents et une tradition établie il y a plusieurs siècles. Au Québec, l'article 21 de la Charte des droits et libertés de la personne reconnaît le droit de toute personne d'adresser une pétition à l'Assemblée nationale. Un exemple de pétitions mettant à contribution les nouvelles technologies nous vient de l'Australie. Dans ce pays, le Sénat fédéral a déjà accepté le dépôt de pétitions numériques, provenant du site de l'organisation à l'origine de la pétition. Ces pétitions numériques sont cependant déposées avec une version papier.

Internet et le rôle du député

Aux yeux de certains, l'essor d'Internet représente une occasion pour le député de conserver un rôle clé dans le processus d'échanges entre le public, le gouvernement et l'administration publique. Le Parlement se trouve en effet au cœur du processus démocratique. Lors de l'adoption d'un projet de loi, c'est vers les députés que les intéressés convergent. Le Parlement est un lieu de communication et la technologie Internet peut l'aider à jouer son rôle, tout en encourageant les individus et les groupes à s’engager ou à s'intéresser aux affaires publiques. Internet facilite incontestablement la circulation d’informations et la confrontation d’opinions ce qui, par ricochet, pourrait contribuer à la revalorisation du rôle du député et de l’institution parlementaire. En ce sens, le site Internet parlementaire peut servir à implanter encore plus fermement le Parlement au cœur du processus démocratique.

D'autres affirment, tout au contraire, que l'avènement d'Internet pourrait altérer en réalité le rôle d'intermédiaire du député. Ainsi, un rapport publié par l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), basé sur des entrevues menées en 1996 et 1997, note que les élus subissent de plus en plus la pression des groupes d'intérêt, des démarcheurs ou lobbyistes, des électeurs et de toute personne qui utilise les nouvelles technologies. Les députés seraient coincés davantage qu'auparavant entre le public (mieux informé et en mesure de s'exprimer) et le gouvernement. Selon le rapport de l’OCDE,

[parmi] ceux qui interviennent dans le processus décisionnel, nul n'est plus interpellé par les nouvelles technologies que les parlementaires. S'ils ne parviennent pas à s'adapter, voire à saisir l'opportunité offerte, leur rôle représentatif pourrait être affaibli en raison du développement des formes de démocratie directe que réclame le public ou que mettent en œuvre les gouvernements, et qui sont facilitées par les nouvelles technologies […]

En ce qui concerne le rôle des parlements dans le processus décisionnel global, l'incidence des [technologies de l'information et des communications] et de la [société de l'information] semble pour l'instant plutôt négative. Davantage d'organes législatifs se rapprochent du régime présidentiel à l'américaine, où chaque vote et chaque décision doivent faire l'objet d'une négociation. […] Il ne semble guère établi que les nouvelles technologies servent à élargir le débat public et la participation des citoyens au processus législatif et décisionnel.

Le même rapport soutient par ailleurs que les nouvelles technologies, l'organisation de sondages sophistiqués ainsi que la consultation et la fusion de diverses bases de données aident les candidats à se faire élire ou réélire par leurs propres moyens, augmentant ainsi leur indépendance à l'égard du parti ou du chef.

Internet et démocratie

Une grande interrogation, maintenant. Les nouvelles technologies de l'information et des communications favorisent-elles la démocratie ? À cette question, on répondra qui par l'affirmative, qui par la négative.

D'une part, un discours, provenant notamment des administrations publiques, semble croire à une "vision athénienne" des nouvelles technologies de l'information et des communications. Selon ce discours, les caractéristiques du cyberespace, tels l'accès à l'information et l'interactivité, rendent possible les deux idéaux de la démocratie que sont l'existence d'une transparence des affaires publiques et celle d'une agora, autrement dit, d'un forum de délibération "[…] l'un des plus puissants symboles de la sphère publique, aujourd'hui cristallisée par l'extraordinaire potentiel d'échanges des réseaux électroniques".

Dans le cyberespace, le courant de pensée prônant la "démocratie directe" est également fort présent. Ce courant attribue "[…] aux technologies de communication la capacité de combler les lacunes du système démocratique occidental en augmentant et en démocratisant la gestion gouvernementale ". Cette démocratie dite " directe " peut cependant conduire au renforcement des relations entre l'exécutif et la population, court-circuitant ainsi les organes parlementaires. M. Pierre Duchesne, secrétaire général de l'Assemblée nationale, s'exprimait récemment sur la démocratie directe de la façon suivante.

Le but ultime des tenants de cette forme de démocratie est de permettre au citoyen de voter sur les sujets à l'ordre du jour et d'influencer directement l'agenda politique, voire même de transcender les principes parlementaires de la représentation et de la délibération. Cette conception du lien entre démocratie et nouvelles technologies de l'information et des communications repose sur l'idéologie que plus il y a de communication dans une société, plus grand est le progrès social. Pour certains, la démocratie directe représente la solution au désenchantement actuel qu'entretient la population face aux institutions politiques.

À côté de la vision athénienne, qui "met en relief les aspects égalitaires et libérateurs d'Internet", existe une "vision orwellienne" des NTIC, selon laquelle les nouvelles technologies comportent un potentiel de contrôle et de surveillance. Ainsi, "[…] l'appariement des banques de données met au jour des aspects de la vie privée autrefois inconnus et facilite la constitution de fichiers de population en fonction des préférences politiques ou des types de consommation".

Pour plusieurs de leurs opposants, les nouvelles technologies peuvent s'avérer une arme fort efficace entre les mains des groupes de pression. La puissance des groupes peut d'ailleurs être vue comme l'une des principales faiblesses de la politique. À la limite, cette puissance, combinée à des situations d'émotion populaire, pourrait conduire au vote de législations injustes.

Malgré les ressources et les potentialités extraordinaires qu'elle offre, l’autoroute de l’information comporte aussi un certain danger. Lors du Premier forum mondial de la démocratie électronique, tenu à Paris en mars 2000, certains participants ont évoqué à nouveau l’apparition possible d’une " société à deux vitesses ", si l’on n’assure pas l’accès le plus large possible de la population à Internet. Alors que la Révolution technologique en cours permet à certains d’exercer un meilleur contrôle sur l’action des élus, d’autres citoyens se voient marginalisés encore davantage par cette forme d’analphabétisme contemporain qu’est l’analphabétisme technologique.

Pour ma part, j’estime que ces nouvelles technologies auront un impact majeur sur le fonctionnement de nos démocraties et de leurs institutions, dont les parlements. Cette révolution technologique facilitera, il est vrai, l’évolution de nos démocraties, en favorisant la participation des citoyens à différentes étapes du processus démocratique : de l’élection des élus jusqu’aux représentations que voudront et pourront faire les citoyens auprès de leurs représentants, en cours de mandat.

À cet égard cependant, il m’apparaît important que nous exercions la plus grande vigilance pour que l’outil demeure bien au service de la démocratie et de ses institutions, non pas l’inverse. Celles-ci résultent d’une longue évolution, elles ont acquis la profondeur et la sagesse que l’expérience donne aux règles et aux usages en matière de fonctionnement démocratique. Il importe donc que les technologies de l’information soient utilisées d’abord et avant tout comme appui à ces institutions.

C’est sous cet angle par exemple que la Commission des institutions de l’Assemblée nationale du Québec intégrera l’outil Internet aux consultations publiques qu’elle tiendra ce mois-ci. Je rappelle que cCelles-ci concernent les impacts potentiels de l'éventuelle zone de libre échange des Amériques (ZLEA) sur le niveau de vie et les politiques de protection socio-économiques des Québécois ainsi que sur l'exercice des compétences législatives du Québec.

Au Québec comme ailleurs, les commissions parlementaires constituent des lieux privilégiés d’échanges entre les citoyens et les parlementaires. Les nouvelles technologies de l’information et des communications seront de plus en plus utilisées pour augmenter ces échanges. Dans l’exemple évoqué, à partir du site Internet de l’Assemblée, un citoyen pourra rédiger son opinion à l’écran.

Nous favoriserons ainsi la participation aux travaux parlementaires des citoyens et des organismes moins bien structurés. Il s’agit d’un outil complémentaire permettant d’augmenter la portée d’une consultation en minimisant les coûts dans le traitement des informations pertinentes et les délais dans la production des documents pertinents aux travaux des parlementaires.

Nul doute que les choix que nous faisons aujourd'hui quant à l'utilisation des nouveaux outils issus des technologies de l’information et des communications contribueront à faire évoluer la manière dont la démocratie se vivra concrètement et peut-être même, à révolutionner le fonctionnement de nos institutions démocratiques, sinon de nos démocraties mêmes.

Citons, en terminant sur Internet et la démocratie, M. Giovanni Sartori, politologue à l'Université Columbia.

Une démocratie virtuelle est une démocratie qui n'existe pas. La démocratie directe, au contraire, a toujours été conçue comme une démocratie de dialogue: les décisions sont prises en se parlant, en écoutant les idées d'autrui et en expliquant les siennes. Si ce procédé se réduit à appuyer sur le bouton de la télécommande, nous n'avons pas une démocratie, mais seulement une manifestation de volonté.